Navi Radjou
Navi Radjou

L’équipe de Red Social Innovation a rencontré Navi Radjou. Ce théoricien de l’innovation a grandi à Pondichéry, en Inde. Français par son père, officier dans la marine française, il a quitté l’Inde pour étudier l’informatique de gestion à l’École Centrale de Paris en concentrant ses recherches sur les systèmes d’information ouverts et l’innovation frugale. « Depuis des décennies, des entrepreneurs des économies en développement en Asie, en Afrique et en Amérique du Sud appliquent les principes de l’innovation frugale pour trouver des solutions simples et efficaces aux besoins rencontrés par les communautés locales », explique Navi Radjou.

Pourriez-vous nous partager des exemples d’innovation frugale ?

Dans un village indien reculé, Mansukh Prajapati, potier de formation, a développé MittiCool, un frigo entièrement fabriqué en argile qui ne nécessite pas d’électricité et peut conserver la fraîcheur des fruits et des légumes pendant plusieurs jours. 

Après qu’un tremblement de terre a frappé la région où il vivait, Prajapati s’est appuyé sur ce qu’il possédait déjà — son expertise comme potier et une ressource naturelle abondante (la terre) — pour créer une solution innovante afin d’aider les villages à conserver les fruits et les légumes. En utilisant la même approche, cinq jeunes diplômés de l’Université de Stanford ont créé Embrace, un chauffe-bébé portable qui maintient les prématurés à une température constante. Cette solution simple ne requiert aucune électricité et coûte moins de 200 dollars – comparé aux couveuses des pays développés qui coûtent 20 000 dollars. 

Embrace permet aux mères de tenir leur bébé prématuré contre leur poitrine : cette pratique intime, connue sous le nom de “soin kangourou”, garantit le bien-être mental du bébé prématuré pendant son développement. Embrace a déjà sauvé la vie de près de 500 000 bébés à travers le monde. Aujourd’hui, ce chauffe-bébé frugal est utilisé en Ukraine, où les naissances prématurées ont triplé depuis le début de la guerre. 


Aujourd’hui, l’innovation frugale est adoptée dans les pays développés (Europe, États-Unis) pour faire face à trois défis majeurs : la baisse du pouvoir d’achat des consommateurs, l’accroissement des inégalités sociales et le changement climatique. Par exemple, les constructeurs automobiles français Renault et Citroën appliquent l’ingénierie frugale pour créer des voitures électriques abordables. Aux États-Unis, le pays dit le “plus riche du monde”, plus de 60% des citoyens ne disposent pas de 500 dollars pour faire face à une urgence médicale. De nombreuses startups de la FinTech émergent aux États-Unis pour créer des solutions financières frugales qui améliorent le bien-être financier de millions d’Américains.

 Comment les innovations frugales et technologiques s’accordent-elles ?

Mitticool et Embrace (mentionnés ci-dessus) sont des solutions “low-tech”. Mais l’innovation frugale peut également servir à créer des solutions de haute technologie. Par exemple, Algosurg est une startup indienne qui utilise des algorithmes d’intelligence artificielle pour convertir automatiquement des images radiographiques 2D en modèles 3D, permettant ainsi aux hôpitaux d’établir des diagnostics sans investir dans des tomodensitomètres ou des appareils d’IRM coûteux. 

Les innovations frugales peuvent aussi être “phygitales” en combinant astucieusement les espaces physiques et les transactions numériques. Par exemple, Nickel est une startup française qui crée une solution frugale pour lutter contre l’exclusion financière. Vous pouvez activer le service Nickel (qui vous donne accès à un compte bancaire et une carte de débit internationale) en seulement 5 minutes dans l’un des 7 000 magasins de proximité en France, faisant partie du réseau Nickel. Vous pouvez ensuite effectuer toutes vos opérations bancaires en ligne en utilisant un téléphone portable et en payant une cotisation annuelle moyenne de 20 euros uniquement. Aujourd’hui, Nickel compte 3 millions de clients et se développe dans des pays européens comme l’Allemagne et la Belgique (où vous pouvez activer un compte Nickel dans des librairies).


Comment appliquer les techniques de l’innovation frugale aux métiers de la Croix-Rouge, que ce soit dans les secteurs social,  médico-social ou humanitaire ? 

Comme je l’ai expliqué dans ma conférence TED, il y a trois principes fondamentaux de l’innovation frugale, que la Croix-Rouge peut adopter pour innover plus vite, mieux et pour moins cher, dans les domaines du médico-social et dans l’humanitaire. 

Principe 1 : Rester simple. La perfection est l’ennemi du bien. Plutôt que développer des solutions complexes, il faut concevoir des solutions complexes à outrance, concevez et lancez rapidement un produit ou un service “suffisamment bon” avec quelques caractéristiques qui répondent aux besoins les plus fondamentaux des utilisateurs, puis améliorez-le pour qu’il apporte une plus grande valeur ajoutée au fil du temps. 

Par exemple, le chauffe-bébé Embrace ne comporte qu’un seul indicateur qui signale le moment où il doit être réchauffé. C’est plus simple et plus efficace qu’un indicateur électronique affichant les données de température, car les mères ne peuvent pas toujours comprendre la signification de ces données. 

Principe 2 : Ne pas réinventer la roue. Tirer parti des ressources et des connaissances largement disponibles et les réutiliser ou les recombiner pour créer des solutions frugales. En Inde, GE Healthcare a développé un appareil portable ECG à bas prix, le Max 400, qui est suffisamment robuste pour fonctionner dans les zones rurales. Au lieu de concevoir une nouvelle imprimante à partir de zéro pour le MAC 400, l’équipe R&D a adapté une imprimante qui était utilisée dans les bus pour imprimer les tickets. 

De même, Digital Green est une plateforme numérique de partage de connaissances qui permet aux agriculteurs d’Asie, d’Afrique et d’Amérique du Sud d’adopter localement les meilleures pratiques agricoles éprouvées, développées et appliquées avec succès ailleurs. 

Principe 3 : Penser et agir horizontalement. Plutôt que “d’augmenter l’échelle” des solutions, si vous voulez être agile et créer un impact local, vous devez “diminuer l’échelle” horizontalement, en décentralisant vos activités dans des unités locales, de petites échelles, qui ont du sens, répondent rapidement aux besoins locaux et offrent des solutions personnalisées

Par exemple, le Programme des Nations Unies pour le Développement a créé un réseau global de 91 Laboratoires dans 115 pays. Ces accélérateurs ont deux fonctions : identifier les innovations locales qui ont déjà réussi et les amplifier, et mettre à l’échelle les solutions locales qui ont fait leur preuve en les reproduisant dans d’autres pays. 

Quels pourraient être les exemples les plus inspirants de solutions frugales pour le Mouvement International de la Croix-Rouge et du Croissant Rouge ? 

Lorsque l’ouragan Sandy a frappé New York en 2012, l’’agence fédérale américaine chargée de la gestion des catastrophes (FEMA) et son équipe d’innovation sur le terrain ont collaboré avec un groupe de « hackers » locaux pour rétablir rapidement la connexion internet et réaménager le centre de reprise après sinistre afin d’apporter une aide plus rapide aux victimes. Ils y sont parvenus beaucoup plus rapidement et de manière plus rentable qu’avec des méthodes d’organisation de l’aide descendantes. 

Alors que les catastrophes naturelles cataclysmiques se multiplieront au cours des prochaines décennies en raison du réchauffement climatique, les organisations d’aide internationale doivent partager les efforts d’atténuation et d’adaptation au changement climatique avec les ONG locales et les groupes de citoyens, comme l’a fait la FEMA.

J’apprécie également la façon dont Handicap International (HI) exploite les solutions frugales de haute technologie pour créer un impact important dans le monde entier. Handicap International utilise l’impression 3D pour créer des prothèses abordables pour les personnes qui ont perdu leurs membres dans des régions isolées ou des zones de conflit qui ont perdu leurs membres. Handicap International a également mis au point une plateforme de télé-réadaptation numérique. Pour le développement de ces solutions frugales, Handicap International a reçu le prix Horizon de l’Union européenne pour les hautes technologies abordables au service de l’aide humanitaire.

Dans quelle mesure l’innovation frugale permet-elle d’encourager la résilience des populations et des territoires ?

Nous devons encourager « l’innovation du peuple, par le peuple, pour le peuple ».  C’est le seul moyen de lutter contre le sentiment d’impuissance et d’inertie que ressentent les citoyens du monde entier. Face à la montée des inégalités sociales, aux guerres et à la crise climatique, tout le monde prie pour qu’un « sauveur » vienne. Malheureusement, personne ne peut nous sauver si ce n’est nous-mêmes. J’ai quitté la Silicon Valley après y avoir vécu pendant 13 ans, parce que je ne pouvais plus tolérer le « complexe du sauveur » des grandes entreprises technologiques, qui croient que les nouvelles technologies comme l’intelligence artificielle (IA) résoudront tous les problèmes majeurs auxquels l’humanité est confrontée aujourd’hui. C’est une perspective très naïve et même dangereuse. Je ne crois pas aux politiques « descendantes » ni au techno-solutionnisme. Nous devons plutôt donner aux communautés locales les moyens de prendre leur destin en main et d’exploiter les ressources locales pour résoudre les problèmes locaux. L’innovation frugale représente cette approche « ascendante » de la résolution des problèmes locaux. L’innovation frugale est basée sur une approche empirique « apprendre en faisant ». Plus les territoires et les régions investissent leur énergie vitale dans le développement de leurs propres solutions frugales, plus ils deviendront confiants et résilients.

Quel rôle l’Afrique pourrait jouer dans l’innovation frugale ?

L’Afrique fait un bond en avant par rapport à l’Occident en matière de développement socio-économique en tirant parti de l’innovation frugale. En Afrique subsaharienne, les gens utilisent la connectivité mobile disponible en abondance pour passer directement de la non-banque à la banque mobile et de l’éclairage à la bougie à l’éclairage solaire. Par exemple, le Kenya a été le premier à lancer M-PESA, qui permet aujourd’hui à plus de 80 % de la population locale d’effectuer des paiements mobiles sans avoir de compte bancaire. M-PESA a donné naissance à M-KOPA, une entreprise numérique qui propose aux Kenyans de l’énergie solaire hors réseau à un prix abordable, sur la base d’un paiement à l’utilisation. De même, Ushahidi, une plateforme numérique également lancée au Kenya, utilise des données collectées par la foule pour aider les communautés touchées par des conflits, des catastrophes naturelles et des crises humanitaires. 

Aujourd’hui, l’Afrique tire parti de l’intelligence artificielle (IA) pour fournir des services frugaux dans les domaines de l’éducation, de l’agriculture, des soins de santé, de l’énergie et de la finance à des centaines de millions de citoyens, accélérant ainsi le développement durable sur l’ensemble du continent. Par exemple, le Ghana exploite l’IA pour aider les agriculteurs locaux à protéger les cultures et à augmenter les rendements. De même, de nombreuses startups FinTech utilisent l’IA pour approuver des microprêts aux petites et moyennes entreprises africaines qui n’ont pas d’antécédents en matière de crédit.


Est-ce que l’innovation frugale est une réponse à la fatalité et la morosité ?

L’innovation frugale est le parfait antidote à l’impuissance et aux visions apocalyptiques qui dominent nos sociétés aujourd’hui. Le fondement de l’innovation frugale est un état d’esprit connu sous le nom de jugaad, un mot hindi qui signifie résilience créative. Le jugaad consiste à ne jamais abandonner. C’est l’art d’utiliser son ingéniosité et son empathie pour transformer l’adversité en opportunité et améliorer sa vie et celle des autres. Nous devons éveiller l’esprit jugaad des individus et des communautés du monde entier. Afin qu’ils utilisent des ressources locales pour créer des innovations frugales permettant de répondre aux “polycrises” (humanitaires, écologiques, sociales, économiques) qui sont interconnectées et aggravées, auxquelles nous seront confrontés dans les décennies à venir. 

Quel management des organisations et des personnes pourrait permettre résilience et innovation frugale ? 

La résilience est comme un muscle qui nécessite d’être exercé en permanence pour être efficace. De même, l’innovation frugale n’est ni un processus, ni un outil, ni une méthode scientifique qui peut être déployée de manière descendante. Dans l’esprit et dans la pratique, l’innovation frugale est plus proche d’un art ou d’une culture qu’une science exacte. Plus important encore : ce n’est pas une organisation qui pratique l’innovation frugale, mais plutôt les individus qui la composent qui sont animés d’un esprit jugaad (ingénieux). 

Plutôt que d’essayer d’institutionnaliser l’innovation frugale comme “la prochaine grande nouveauté”, les entreprises et les organisations à but non lucratif devraient chercher à identifier et célébrer les  employés anticonformistes qui pensent et agissent réellement comme des innovateurs frugaux. Ces “atypiques” sont des employés audacieux qui défient les lignes directrices établies pour générer des idées disruptives et non-conventionnelles. En reconnaissant publiquement ces employés pionniers, les organisations peuvent envoyer un signal positif aux autres employés : il est bon de penser et agir de manière flexible et d’innover frugalement. 
Mais les leaders doivent aussi reconnaître, et aussi saluer, les échecs des innovateurs frugaux pour montrer que les “échecs intelligents” dans la poursuite de l’innovation sont très positifs. C’est ainsi que les employés peuvent construire et consolider leur “muscle de résilience”. Par exemple, le conglomérat indien Tata Group célèbre autant les succès que les échecs. Chaque année, dans le cadre des prix de l’innovation, le PDG offre le Prix “Oser, Essayer”  aux équipes interfonctionnelles qui ont courageusement piloté une innovation disruptive et qui ont essayé dans un premier temps, mais qui sont prêts à réessayer avec une nouvelle approche pour répondre aux objectifs ambitieux initiaux. Comme l’a dit Nelson Mandela : “Je ne perds jamais, soit je gagne, soit j’apprends”.